Témoignage de Monsieur Roger Richard

Suites des rencontres des 2, 6 et 7 mai 2006

English summary
The following text contains biographical information relating to M. Richard and his family. M. Richard’s grandfather purchased a house on Drolet Street in 1933 and the house has remained in the family ever since. The text also contains information relating to life in the neighbourhood in the 30’s, 40’s and 50’s and to the construction of the row of houses on the West side of the street.

Renseignements biographiques
M. Richard est né à Montréal deux ans après que ses parents et grands-parents eurent émigré de la France. Ceux-ci se dirigeaient vers New York, mais lorsqu’ils sont arrivés dans la Ville de Québec et qu’ils ont constaté que les gens parlaient français, ils ont décidé de s’établir au Québec. Puisque le grand-père était outilleur en acier (il a même travaillé à l’entretien de la Tour Eiffel à Paris), la famille s’est rendue à Montréal où le grand-père était assuré de trouver du travail. En1933, celui-ci a acheté une maison située sur le côté ouest de la rue Drolet pour la somme de 1 725 $ en argent comptant, une très importante somme durant la crise économique des années 30.
À l’époque, la maison avait été divisée en deux appartements, tout probablement en 1918, car lorsque M. Richard a restauré la maison, il a découvert dans les cloisons, des journaux portant la date de 1918. Les grands-parents avaient le logement du haut et M. Richard occupait le logement du bas avec ses parents.
M. Richard a fait ses études primaires à l’École Aberdeen, un bel édifice en pierre situé sur la rue St-Denis en face du Carré St-Louis, à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’Institut du tourisme et de l’hôtellerie du Québec. Bien que les membres de la famille ne pratiquaient plus la foi protestante, M. Richard était considéré comme protestant, ce qui rendait difficile l’accès aux écoles catholiques. En plus, sa mère, qui parlait trois langues (français, allemand et anglais), était d’avis qu’il serait utile pour lui d’apprendre l’anglais. C’est pourquoi il s’est retrouvé inscrit à lÉcole Aberdeen, bien qu’il ne parlait pas alors un seul mot d’anglais!
Après s’être marié en 1946, il a quitté la rue Drolet pendant une courte période de temps. En 1947, lui et son épouse ont trouvé un logement au sous-sol du 3818 Drolet, où ils ont vécu jusqu’en 1952. Suite à la naissance de leur premier fils, ils ont quitté le quartier, lequel s’était dégradé de façon importante. Les maisons étaient alors en très mauvais état et plusieurs avaient même été abandonnées par leurs propriétaires. M. Richard se souvient qu’un mur de brique s’est même effondré sur des voitures garées dans la rue! Le quartier était très pauvre, insalubre et infesté de rats et le danger d’incendie était toujours présent. Selon M. Richard, deux raisons expliquent les nombreux incendies dans le quartier :
1) les systèmes électriques vétustes qui ne suffisaient pas à répondre aux besoins suscités par un nombre accru d’appareils électriques, y inclus des chaufferettes;
et 2) la présence de nombreux hangars en bois derrières les maisons. M. Richard a aussi fait allusion à une troisième raison : plusieurs personnes croyaient que certains propriétaires et promoteurs immobiliers mettaient le feu afin de se départir d’immeubles détériorés.
Malgré la dégradation du quartier, les parents de M. Richard (sa mère avait hérité la maison lors du décès des ses parents) sont néanmoins demeurés dans la maison jusqu’à leurs décès en 1976. En 1983, M. et Mme Richard sont retournés y vivre avec le plus jeune de leurs fils.
Souvenirs de la rue Drolet
Durant les années 30 et 40, le quartier entre la rue Saint-Denis et l’avenue du Parc était peuplé d’immigrants juifs provenant de l’Europe de l’Est. Malgré leur grande pauvreté et le fait que plusieurs étaient analphabètes, ces immigrants valorisaient les études et ils ont réussi à bien faire instruire leurs enfants, dont plusieurs ont fait leurs études secondaires à l’École Baron Byng, sur la rue St-Urbain (l’édifice est maintenant utilisé par l’organisme Jeunesse au soleil / Sun Youth). Au fur et à mesure que les membres de cette deuxième génération ont amélioré leur niveau de vie, ils quittaient le quartier de leur enfance. Leurs départs et le fait que l’entretien des maisons avait été négligé depuis la première Grande Guerre ont contribué à la dégradation du quartier.
Sur la rue Drolet entre Duluth et Roy, il y avait cependant une grande mixité : des immigrants juifs, une population yougoslave et ukrainienne importante, des francophones et plusieurs autres personnes issues de divers pays.
Au coin des rues Roy et Drolet (côté nord-ouest) se trouvait une buanderie chinoise. L’ancienne École Jean-Jacques-Olier n’avait pas encore brûlé; c’était un très bel édifice en pierre avec de grands arbres et une clôture en fer forgé. Du côté sud-est, il y avait une boucherie hongroise où la mère de M. Richard achetait du filet mignon à très bas prix puisqu’il n’y avait pas de demande pour cette coupe de viande dans le quartier. La taverne était toujours aussi populaire qu’elle ne l’est aujourd’hui et plusieurs hommes du quartier, y inclus le père de M. Richard, la fréquentaient assidûment! À l’époque, les tavernes étaient interdites aux femmes.
Côté ouest de la rue, du sud au nord :
3810 - les Palmer, un couple d’Angleterre
3814 - une congrégation de religieuses, Les sœurs de Sainte Anne, lesquelles donnaient des cours chez elles
3828 - M. Brousseau, un peintre de bâtiments
3850 - la famille Leckerman, qui tenait une petite épicerie
3852 - une famille ukrainienne avec deux très belles filles qui dansaient très bien
3864 - cette maison était alors en très mauvais état — le mur de brique s’est d’ailleurs effondré sur les voitures garées dans la rue
3896 - même à l’époque, cette maison avait son très joli balcon
3916 - des Belges qui avaient vécu au Congo
3984-3986 - la maison actuelle existait à l’époque
4002 - un juif européen qui enseignait le violon et qui jouait parfois avec l’orchestre symphonique de Montréal (cette maison, qui s’est écroulée durant les années 90, a été fidèlement reconstituée)
4012 - durant les années 70, le Matin des magiciens, un repaire d’artistes, d’écrivains et, tout probablement, d’adeptes du réalisme fantastique (voir le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Berger, publié en 1960) et aussi le bureau du partie Rhinocéros
Côté est de la rue, du sud au nord :
3835-3837 - lorsqu’il était jeune, Harry Blank, député libéral à l’Assemblé nationale et représentant de la circonscription de Montréal Saint-Louis de 1960 à 1985 y a habité (il a étudié à l’École Aberdeen en même temps que M. Richard)
3847 - 3871 - durant les années 30 et 40, il y avait plusieurs maisons à trois étages remplies d’enfants (ces maisons ont disparu suite à un incendie très important durant les années 70, qui a coûté la vie à un jeune garçon)
3911 - une petite épicerie de quartier tenu par M. Schurr (?), un immigrant juif qui avait fui les pogroms russes
3999 - 4001 -la famille Legault (le père de M. Richard a réparé les piliers en briques qui soutiennent l’imposant balcon du deuxième étage)
4003 - 4007 - une manufacture de vêtements qui s’étendait jusqu’à la rue Saint-Denis.
Au coin nord-est des rues Drolet et Duluth se trouvaient une épicerie et une boucherie tenues par la famille Legault.
Puisqu’il y avait très peu de circulation et plusieurs enfants dans le quartier, ceux-ci jouaient dans la rue, car les ruelles, jugées trop dangereuses, leurs étaient interdites. Le jeu de « birdy » était très populaire : un manche de balai était coupé en deux et une moitié était placée dans un des trous des couvercles d’égouts; les enfants tentaient de frapper celle-ci avec l’autre moitié du manche. Plusieurs autres jeux, simples et exigeant peu de dépenses de la part des parents, servaient à amuser les enfants. Par exemple, l’hiver, les garçons jouaient au hockey dans la rue. S’ils n’avaient pas de rondelles, ils utilisaient des crottes de cheval! Là où se trouve le Carré Saint-Louis, il y avait un gros réservoir qui était vidé l’hiver, sauf pour une mince couche d’eau, et les enfants en profitaient alors pour faire du patin.
M. Richard se souvient aussi qu’il y avait très peu de livres dans les maisons à l’époque.
Les maisons étaient mal isolées, de sorte qu’il faisait très chaud durant l’été et froid durant l’hiver. Le peu d’arbres dans le quartier y était sans doute pour quelque chose. Par contre, lorsque la famille de M. Richard a acheté la maison en 1933, il y avait un lilas dans la cour, lequel fleurit toujours.
Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas de souvenirs de la rue Drolet, M. Richard se souvient que la première épicerie de l’illustre famille Steinberg était située sur la rue St-Laurent, tout près du Square Vallières. Dans ce square, des commerçants de diamants se réunissaient pour échanger et vendre des pierres, qu’ils gardaient dans des petits sacs dans leurs poches.
Description de la maison habitée par M. Richard
Puisque la maison est demeurée entre les mains de la famille de M. Richard depuis 1933, elle est très bien conservée. De plus, M. et Mme Richard, avec l’aide de leurs fils, ont entrepris d’importants travaux de restauration depuis leur retour en 1983. À l’époque de sa construction, la maison était illuminée au gaz, car l’électricité dans les maisons ne remonte qu’aux années 1920. Lors de leurs travaux, la famille Richard a découvert les tuyaux de gaz originaux dans les plafonds. La famille a aussi trouvé un outil pour travailler la pierre ayant vraisemblablement appartenu à un des ouvriers qui a travaillé à la construction de la maison. Le nom de l’ouvrier, J. MacDougall, apparaît sur l’outil. Selon M. Richard, plusieurs maçons écossais auraient émigré au Québec au 19e siècle et il est fort probable que l’ouvrier en question ait fait partie de ce groupe.
La famille Richard a aussi conservé les planchers originaux, en pin jaune d’une épaisseur de deux pouces. Les planchers reposent sur des poutres d’une longueur d’environ trente pieds. Au sous-sol, on a exposé la fondation en pierre. La maison conserve d’ailleurs plusieurs moulures de plâtre et boiseries d’origine, ainsi que les accroche-tableaux en bois le long des murs.
Quelques renseignements au sujet de la construction des maisons à l’ouest de la rue Drolet
M. Richard s’est intéressé de près à l’histoire du quartier et il a plusieurs documents et plans anciens relatifs au quartier. Au départ, la rangée de maisons située du côté ouest de la rue Drolet était connue sous le nom de
« Place Comte », tel que le démontre une copie notariée d’un acte de vente en date du 8 janvier1875, relatif à la maison habitée par M. Richard. Selon les termes de l’acte, enregistré au bureau d’enregistrement de la division d’enregistrement de Montréal sous le numéro 83579, « Messieurs Ferdinand David, l’un des membres de l’Assemblée législative de ladite Province de Québec, Sévère Rivard, avocat, Michel Laurent, architecte et Gustave-Adolphe Drolet » ont vendu la maison (120 Place Comte) à « Dame Victorine Nichols,… l’épouse contractuellement séparée de biens de Edmond Defoy, Ecuier (sic), employé du bureau de l’Inspecteur du Revenu, de la Cité de Montréal ». Il est indiqué à l’acte que les vendeurs ont acquis ce lot « avec plus grande étendue de terrain, de Benjamin-Godfroi Comte, Ecuier (sic) » suivant un contrat de vente dont une copie authentique a été enregistrée le 24 février 1872 sous le numéro 66059 et qu’il y avait eu commutation des droits seigneuriaux.
Il y a donc lieu de conclure que la rangée de maisons a été construite à partir de 1872. À l’époque de leur construction, il s’agissait de maisons unifamiliales, avec une cuisine et deux autres pièces au sous-sol, un salon et une salle à manger au premier étage et trois ou peut-être même quatre chambres à coucher au deuxième étage. Le plan intérieur de ces maisons ressemble beaucoup à une image en la possession de M. Richard, démontrant le plan intérieur de row houses en Angleterre et il est fort possible que l’architecture des maisons de la rue Drolet ait été inspirée par le modèle anglais.
Selon M. Richard, les maisons de la rue Drolet étaient modernes pour l’époque, car elles étaient raccordées aux systèmes d’égouts, d’eau courante et de gaz. Par contre, les maisons situées au nord de la rue Duluth (alors dénommée St. Jean Baptiste tel qu’en fait foi l’acte de vente enregistré sous le numéro 83579) n’étaient pas pourvues de ces services. Elles l’ont été seulement en 1885.
Cette rangée de maisons a deux particularités :
1) Puisque ces maisons ont été construites manuellement durant la même période de temps, elles étaient au départ toutes reliées par des ouvertures au deuxième étage afin de permettre aux ouvriers de circuler librement à l’intérieur avec leurs brouettes, outils et matériaux de construction. À la fin du projet, les ouvertures ont été fermées avec des briques. Plusieurs résidents ont découvert ces anciennes ouvertures lors de la rénovation de leurs demeures. D’ailleurs, dans sa maison, M. Richard a laissé un mur de brique tel quel, afin de bien mettre l’ouverture en évidence.
2) Il y avait du bois en dentelle sur la pointe du toit au-dessus de la porte de chaque maison. Cette dentelle prenait la forme de cœurs ou de glaçons et le modèle changeait d’une maison à l’autre (cœurs, glaçons, cœurs, glaçons…).
Remerciements
Les souvenirs de M. Richard permettent à toutes les personnes qui résident sur la rue Drolet entre les rues Roy et Duluth de mieux reconstituer la vie du quartier durant les années 30 et 40 et de découvrir les origines de notre petit bout de rue. Nous tenons à le remercier de nous avoir fait part de ces renseignements très précieux.
Recueil du témoignage : Aline Grenon

 
Mis à jour le : 20-jan-18
© 2015 SHP - Société d'Histoire du Plateau-Mont-Royal